Sorry, you need to enable JavaScript to visit this website.
Le Guépard, série Netflix

De l'écran à la table : que mangeait-on en Sicile à l’époque du Guépard ?

Vous avez regardé Le Guépard ? Vous aurez certainement remarqué l'importance que la nourriture occupe dans cette série Netflix. Nous vous expliquons pourquoi et vous soufflons quelques recettes digne d’une saga italienne du XIXe siècle.

Entre bals somptueux, intrigues de palais et enjeux politiques, la nouvelle série de Netflix plonge le spectateur au cœur de la Sicile du XIXe siècle, une île partagée entre l’éclat aristocratique d’un ancien monde et le renouveau révolutionnaire. Inspirée du chef-d’œuvre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, la série adopte un regard audacieux, sensuel et cinématographique sur une époque marquée par la guerre pour l’unité italienne. Dans les six épisodes réalisés par Tom Shankland et avec un casting dirigé par l’acteur italien Kim Rossi Stuart dans le rôle du Prince de Salina, la narration se déplace entre Palerme, Catane et certaines des plus magnifiques résidences aristocratiques de l’île, tout en mettant l'accent sur des décors d’une richesse visuelle à couper le souffle.

Mais s’il y a un détail qui retient l’attention du spectateur, en plus des costumes et des paysages, c’est la nourriture : gelées tremblantes, assiettes baroques, desserts miniatures, granités servis sur des plateaux d’argent. Et c’est justement de là que part notre exploration : que mangeait-on en Sicile à l’époque du Guépard ? Quelle importance avait la nourriture pour l’aristocratie sicilienne du XIXe siècle ? Et quelle est la signification de ces ces tables opulentes ?

Table et pouvoir : quand la nourriture devient un langage noble

Dans la version Netflix de Le Guépard, la nourriture n’est pas anodine : c’est une grammaire visuelle, un symbole de classe et de contrôle. Les tables somptueuses visibles dans certaines scènes ne sont pas seulement belles à voir : elles racontent, silencieusement, le statut et la décadence d’une époque.

La séquence du banquet, qui rend hommage au célèbre bal du film de Visconti, est un kaléidoscope de plats chargés d’histoire — timballi dorés, pâtisseries, cassatine, gelées translucides comme des architectures fragiles. Il y a le granité de mûres noires, servi dans des coupes d’argent, emblème de luxe pour quelques heureux privilégiés : au XIXe siècle, seuls ceux qui possédaient des glacières naturelles ou pouvaient se permettre le transport de glace depuis l'Etna et s'offrir le privilège de déguster des mets froids en été. Loin de se contenter d’être de simples fruits, les citrons sont de véritables symboles visuels dans la série : ils incarnent une terre fertile, dominée par des familles détenant le monopole de l’agriculture. Chaque plat devient ainsi une déclaration sociale : ce que l'on sert à table révèle qui détient le pouvoir, qui lutte et qui est déjà absent de la scène.

La table aristocratique : un théâtre de hiérarchies et d'abondance.

En Sicile au XIXe siècle, les tables aristocratiques n’étaient pas seulement des lieux de repas, mais de véritables scènes sociales. Chaque détail, des couverts en argent à la disposition des plats, marquait un ordre précis : celui du pouvoir. Le service à la russe, où les plats étaient servis un par un dans un ordre bien défini, s’imposait peu à peu dans les maisons nobles, remplaçant le service à la française plus spectaculaire, où tous les mets étaient disposés en même temps sur la table. Gratins, pâtés, gelées salées et sucrées n’étaient pas de simples mets, mais des symboles de la puissance des cuisines domestiques, véritables royaumes des monsù, les cuisiniers français s’étant adaptés à la culture sicilienne. Les familles comme les Salina, incarnaient des dynasties qui maintenaient leur prestige à travers ces rituels alimentaires. Chaque ingrédient devenait un signe distinctif : sucre et épices étaient les reliques de logiques coloniales ; les viandes d’exception témoignant des élevages familiaux ; les sucreries baroques étaient les symboles d’une époque qui essayait de se cristalliser, alors que le monde se transformait.

La table bourgeoise : sobriété apparente et désir d’ascension

Parallèlement, la bourgeoisie sicilienne façonnait également son identité à travers la nourriture, mais sur un registre différent. Fini le gaspillage ostentatoire, place à une attention portée à la forme, aux nouvelles connaissances et aux produits symboles d’efficacité et de modernité. La cuisine bourgeoise du XIXe siècle s’inspirait du modèle continental, avec un œil sur Paris et un autre sur Milan. Soupes raffinées, plats uniques et complets, pâtisseries moins décorées : chaque détail témoignait d’une nouvelle éthique du goût. À table, on discutait affaires, politique et révolution, tout en mangeant avec discrétion. La nourriture devenait un outil de distinction, moins spectaculaire mais tout aussi puissant, à une époque où la bourgeoisie commerciale commençait à défier l’aristocratie, non seulement pour les terres, mais aussi pour les rituels de représentation.

La cuisine patriotique : soupes de légumineuses et timballi tricolores

Au cœur du Risorgimento, la lutte pour l’unité italienne, la nourriture devenait également le porte-voix d’une identité en gestation. De la table de Garibaldi à Caprera, terre d’autosuffisance agricole, aux repas frugaux des patriotes en exil, manger prenait une dimension politique. Soupes de haricots, fromages locaux, pain noir et vin simple : une cuisine modeste, mais pleine de sens. Parfois, des plats symboliques, tels que le "timballo tricolore" à base de riz, d’épinards et de tomates, faisaient leur apparition même dans les foyers les plus cultivés, comme signe d’adhésion au processus d’unification du pays. La bourgeoisie cultivée naissante utilisait également la table pour affirmer son patriotisme, choisissant des produits locaux et promouvant des modèles alimentaires "italiens" face aux influences étrangères. Le repas devenait ainsi une forme de narration d’une identité en construction.

Agrumes d’or : parfum du pouvoir et monnaie agricole

Dans la Sicile du XIXe siècle, les agrumes étaient bien plus que de simples fruits : ils étaient monnaie, prestige, paysage et identité. Le citron, en particulier, devint l’or jaune de l’île, protagoniste non seulement dans les cuisines aristocratiques mais aussi dans l’économie des grandes familles latifundistes. Les vergers d’agrumes, souvent clôturés, surveillés et protégés comme des coffres-forts, étaient de véritables symboles de pouvoir à défendre. Le long de la Conca d’Oro à Palerme et dans la plaine de Catane, s’étendaient des vergers d’agrumes soigneusement ordonnés, produits d’une agriculture intensive gérée par des paysans  et des intermédiaires, au profit de quelques grands propriétaires. Mais au-delà de leur valeur économique, les citrons et les oranges devinrent des symboles de l’identité sicilienne : leur peau se retrouvait dans les sucreries, leur jus dans les marinades de poissons, et leurs écorces confites dans les coffres aristocratiques. Il n’est donc pas surprenant que dans la série Le Guépard, les citrons soient des éléments décoratifs et narratifs : une beauté éphémère mais riche de sens, à l’image de l’éclat même de l’aristocratie qui les possédait.

La mer en boîte : le début de l’industrie des tonnare

Alors que l’aristocratie continuait de célébrer les splendeurs du passé dans ses villas luxueuses, un changement silencieux s’opérait sur les côtes siciliennes : la mer commençait à pénétrer dans les foyers non plus seulement sous forme de poisson frais, mais aussi en conserve, en boîte. Le thon à l’huile, aujourd’hui incontournable dans le garde-manger des italiens, fit son apparition à cette époque, grâce à des de familles comme les Florio, qui industrialisèrent ce qui n’était jusque-là qu’une consommation locale. Les tonnare de Favignana et de Formica devinrent le cœur d’une économie moderne, capable de transformer un produit saisonnier en une ressource durable et transportable. L’huile d’olive, déjà présente sur les tables aristocratiques, se révéla être le moyen idéal de conservation, révolutionnant l’utilisation du poisson dans les cuisines bourgeoises et populaires. À une époque où la viande était un symbole de pouvoir et où le poisson restait sur les côtes, le thon conservé marquait une nouveauté : celle de la nourriture accessible tout au long de l’année, standardisée et emballée. Un geste visionnaire et précurseur d’avenir.

Pellegrino Artusi et l’Italie en cuisine : le Risorgimento du goût

En 1861, le Royaume d'Italie naissait. Presque vingt ans plus tard, en 1881, naissait une nation également à table. Cette évolution fut l'œuvre d'un homme cultivé et bourgeois, qui choisit de rassembler les recettes les plus emblématiques du pays dans un ouvrage destiné à marquer son époque : La scienza in cucina e l’arte di mangiar bene. Pellegrino Artusi, qui n’était pas cuisinier mais un simple passionné, méthodique et fervent amateur de la bonne cuisine, créa avec humour et rigueur la première carte gastronomique de l'Italie unie. Si le Prince de Salina parlait français à table et si l'aristocratie sicilienne continuait à faire appel aux monsù, Artusi, lui, s’adressait aux Italiens qui entraient dans la modernité armés de leur cuillère. Artusi proposait une nouvelle grammaire culinaire : moins ostentatoire, plus bourgeoise et plus universelle. Son œuvre n’essayait pas seulement à codifier « comment bien cuisiner », mais aussi à créer un goût commun, une identité collective, fondée sur ce qui unissait véritablement tous les Italiens : la nourriture.

Le luxe glacé de l’aristocratie


Granita de mûres

Ingrédients :

  • 500 g de mûres noires
  • 120-150 g de sucre semoule (selon la douceur du fruit)
  • 1 cuillère à café de jus de citron
  • 200 ml d’eau

Lavez délicatement les mûres, mixez-les puis passez-les au tamis fin pour éliminer les graines et autres résidus. Ajoutez le sucre, préalablement dissous dans un peu d’eau tiède, le jus de citron et enfin l’eau. Versez ce mélange dans un récipient bas en métal et placez-le au congélateur. Mélangez toutes les demi-heures à l’aide d’une fourchette pour briser les cristaux de glace, jusqu’à obtenir la consistance idéale : ni un sorbet ni une glace pilée, mais une texture parfaite entre les deux. Servez dans des coupes bien froides, garnies d’un zeste de citron ou de quelques mûres fraîches. Et pour rendre hommage à l’époque, pourquoi ne pas les présenter dans de jolies coupes en argent ? (photo Getty Images)

Granita - Le Guépard

Un plat symbolique : le timballo

S’il existe un plat qui incarne à lui seul l’essence de Le Guépard, c’est sans conteste le timballo. Opulent, doré, parfumé au beurre (ou à l’huile ?) et au ragù, il ne se contente pas d’être une simple recette, c’est une véritable œuvre d’architecture culinaire. Sur la table du Prince de Salina, qu’il s’agisse du roman, du film de Visconti ou de la série Netflix, il est le protagoniste incontournable du banquet : solennel, décoratif et délicieusement décadent. Chaque famille noble possédait sa recette secrète, presque magique. Aujourd’hui, nous vous proposons une variante inspirée de la tradition sicilienne, légèrement allégée mais fidèle à l’esprit de l’époque. Ce plat ne tolère ni précipitation, ni distraction. Il se sert à table dans un silence respectueux, se découpe avec précision. Et chaque portion est une véritable déclaration d’appartenance, en écho à une époque où le pouvoir se dégustait, littéralement.

Le baroque à manger


Timballo de maccheroni


Ingrédients pour 6-8 personnes :

  • 300 g de maccaroni ou ziti cassés
  • 400 g de ragù de viande (avec du bœuf et du porc, lentement à petit feu)
  • 100 g de petits pois déjà cuits
  • 150 g de caciocavallo ou provola en cubes
  • 2-3 œufs durs, tranchés
  • 50 g de parmesan râpé
  • Beurre q.b. pour graisser le moule
  • Pâte brisée ou pâte sablée salée pour tapisser le moule (ou bien de la chapelure et du beurre pour une version sans pâte)

Faites cuire les pâtes jusqu’à ce qu’elles soient très al dente, puis mélangez-les avec le ragù, les petits pois, le parmesan et laissez tiédir. Pendant ce temps, tapissez un moule (un moule à savarin, si vous souhaitez respecter la forme plus ancienne) avec la pâte brisée étalée, en laissant un peu de pâte sur les bords pour pouvoir fermer le tout ensuite. Versez la moitié des pâtes dans le moule, ajoutez les tranches d’œufs durs et le fromage coupé en cubes, puis couvrez avec le reste des pâtes. Repliez les bords de la pâte et scellez bien. Badigeonnez le tout de jaune d’œuf, puis enfournez à 180°C pendant environ 40 minutes, jusqu’à ce que la pâte soit dorée. Laissez tiédir avant de démouler, comme on découvrirait un précieux bijou, lentement et avec révérence. (photo Getty Images)
 

Le pouvoir, le goût et la mémoire

Au XIXe siècle, en Sicile la nourriture était bien plus qu'une simple question d’alimentation : elle constituait un code social secret, un moyen d’exprimer le pouvoir et l’appartenance. Mais comme le souligne Le Guépard, tout ce qui semble figé dans l’éternité est voué à se transformer. Aujourd'hui, ces recettes, ces banquets et ces symboles sont un héritage vivant, transmis à travers les plats et les récits. Regarder Le Guépard sur Netflix avec un œil neuf, en portant attention à ce que l’on mangeait à l’époque, permet de redécouvrir un patrimoine culturel qui a façonné les saveurs, les rituels et les contradictions qui sont à la base de la cuisine italienne de nos jours.

Become a member
Inscrivez-vous et obtenez un accès illimité au meilleur de Fine Dining Lovers