La table aristocratique : un théâtre de hiérarchies et d'abondance.
En Sicile au XIXe siècle, les tables aristocratiques n’étaient pas seulement des lieux de repas, mais de véritables scènes sociales. Chaque détail, des couverts en argent à la disposition des plats, marquait un ordre précis : celui du pouvoir. Le service à la russe, où les plats étaient servis un par un dans un ordre bien défini, s’imposait peu à peu dans les maisons nobles, remplaçant le service à la française plus spectaculaire, où tous les mets étaient disposés en même temps sur la table. Gratins, pâtés, gelées salées et sucrées n’étaient pas de simples mets, mais des symboles de la puissance des cuisines domestiques, véritables royaumes des monsù, les cuisiniers français s’étant adaptés à la culture sicilienne. Les familles comme les Salina, incarnaient des dynasties qui maintenaient leur prestige à travers ces rituels alimentaires. Chaque ingrédient devenait un signe distinctif : sucre et épices étaient les reliques de logiques coloniales ; les viandes d’exception témoignant des élevages familiaux ; les sucreries baroques étaient les symboles d’une époque qui essayait de se cristalliser, alors que le monde se transformait.
La table bourgeoise : sobriété apparente et désir d’ascension
Parallèlement, la bourgeoisie sicilienne façonnait également son identité à travers la nourriture, mais sur un registre différent. Fini le gaspillage ostentatoire, place à une attention portée à la forme, aux nouvelles connaissances et aux produits symboles d’efficacité et de modernité. La cuisine bourgeoise du XIXe siècle s’inspirait du modèle continental, avec un œil sur Paris et un autre sur Milan. Soupes raffinées, plats uniques et complets, pâtisseries moins décorées : chaque détail témoignait d’une nouvelle éthique du goût. À table, on discutait affaires, politique et révolution, tout en mangeant avec discrétion. La nourriture devenait un outil de distinction, moins spectaculaire mais tout aussi puissant, à une époque où la bourgeoisie commerciale commençait à défier l’aristocratie, non seulement pour les terres, mais aussi pour les rituels de représentation.
La cuisine patriotique : soupes de légumineuses et timballi tricolores
Au cœur du Risorgimento, la lutte pour l’unité italienne, la nourriture devenait également le porte-voix d’une identité en gestation. De la table de Garibaldi à Caprera, terre d’autosuffisance agricole, aux repas frugaux des patriotes en exil, manger prenait une dimension politique. Soupes de haricots, fromages locaux, pain noir et vin simple : une cuisine modeste, mais pleine de sens. Parfois, des plats symboliques, tels que le "timballo tricolore" à base de riz, d’épinards et de tomates, faisaient leur apparition même dans les foyers les plus cultivés, comme signe d’adhésion au processus d’unification du pays. La bourgeoisie cultivée naissante utilisait également la table pour affirmer son patriotisme, choisissant des produits locaux et promouvant des modèles alimentaires "italiens" face aux influences étrangères. Le repas devenait ainsi une forme de narration d’une identité en construction.
Agrumes d’or : parfum du pouvoir et monnaie agricole
Dans la Sicile du XIXe siècle, les agrumes étaient bien plus que de simples fruits : ils étaient monnaie, prestige, paysage et identité. Le citron, en particulier, devint l’or jaune de l’île, protagoniste non seulement dans les cuisines aristocratiques mais aussi dans l’économie des grandes familles latifundistes. Les vergers d’agrumes, souvent clôturés, surveillés et protégés comme des coffres-forts, étaient de véritables symboles de pouvoir à défendre. Le long de la Conca d’Oro à Palerme et dans la plaine de Catane, s’étendaient des vergers d’agrumes soigneusement ordonnés, produits d’une agriculture intensive gérée par des paysans et des intermédiaires, au profit de quelques grands propriétaires. Mais au-delà de leur valeur économique, les citrons et les oranges devinrent des symboles de l’identité sicilienne : leur peau se retrouvait dans les sucreries, leur jus dans les marinades de poissons, et leurs écorces confites dans les coffres aristocratiques. Il n’est donc pas surprenant que dans la série Le Guépard, les citrons soient des éléments décoratifs et narratifs : une beauté éphémère mais riche de sens, à l’image de l’éclat même de l’aristocratie qui les possédait.
La mer en boîte : le début de l’industrie des tonnare
Alors que l’aristocratie continuait de célébrer les splendeurs du passé dans ses villas luxueuses, un changement silencieux s’opérait sur les côtes siciliennes : la mer commençait à pénétrer dans les foyers non plus seulement sous forme de poisson frais, mais aussi en conserve, en boîte. Le thon à l’huile, aujourd’hui incontournable dans le garde-manger des italiens, fit son apparition à cette époque, grâce à des de familles comme les Florio, qui industrialisèrent ce qui n’était jusque-là qu’une consommation locale. Les tonnare de Favignana et de Formica devinrent le cœur d’une économie moderne, capable de transformer un produit saisonnier en une ressource durable et transportable. L’huile d’olive, déjà présente sur les tables aristocratiques, se révéla être le moyen idéal de conservation, révolutionnant l’utilisation du poisson dans les cuisines bourgeoises et populaires. À une époque où la viande était un symbole de pouvoir et où le poisson restait sur les côtes, le thon conservé marquait une nouveauté : celle de la nourriture accessible tout au long de l’année, standardisée et emballée. Un geste visionnaire et précurseur d’avenir.
Pellegrino Artusi et l’Italie en cuisine : le Risorgimento du goût
En 1861, le Royaume d'Italie naissait. Presque vingt ans plus tard, en 1881, naissait une nation également à table. Cette évolution fut l'œuvre d'un homme cultivé et bourgeois, qui choisit de rassembler les recettes les plus emblématiques du pays dans un ouvrage destiné à marquer son époque : La scienza in cucina e l’arte di mangiar bene. Pellegrino Artusi, qui n’était pas cuisinier mais un simple passionné, méthodique et fervent amateur de la bonne cuisine, créa avec humour et rigueur la première carte gastronomique de l'Italie unie. Si le Prince de Salina parlait français à table et si l'aristocratie sicilienne continuait à faire appel aux monsù, Artusi, lui, s’adressait aux Italiens qui entraient dans la modernité armés de leur cuillère. Artusi proposait une nouvelle grammaire culinaire : moins ostentatoire, plus bourgeoise et plus universelle. Son œuvre n’essayait pas seulement à codifier « comment bien cuisiner », mais aussi à créer un goût commun, une identité collective, fondée sur ce qui unissait véritablement tous les Italiens : la nourriture.